lundi 8 mai 2017

Flèche d'Or, fleurs et désespoir.

J'apprends que la Flèche d'Or ferme ses portes.
Ça me rend assez triste, alors que bizarrement c'est un endroit qui me rappelle essentiellement de mauvais souvenirs.

Le pire étant très certainement une soirée de la fête de la musique il y a fort fort fort longtemps ; j'étais jeune mais pas trop fraîche car j'avais perdu des litres de larmes en pleurant un amour perdu. Je m'étais fait larguer le matin même par un type qui m'avait dit "c'est pas toi c'est moi, je ne te mérite pas, non non non il n'y pas d'autre fille, c'est juste que c'est mieux comme ça, c'est tout..." , et c'était bien vrai, ça, qu'il ne me méritait pas. Je m'étais donc dit que me murger violemment avec des copines pourrait éventuellement me changer les idées.
Après avoir passé la soirée à écouter des chevelus enthousiastes mais dépourvus de talent faire des reprises de Radiohead ou Nirvana aux quatre coins de la capitale, j'étais cuite comme un steak oublié depuis quatre heures sur une grille de barbecue. Je devais me trouver dans le même état que si j'avais bu un shot de vodka à chaque fois que j'avais entendu une fausse note, et les amies avec lesquelles je me trouvais ont finit par m'entraîner à la Flèche d'Or. C'était la première fois que j'y mettais les pieds, et ce fut un baptême mémorable.
Je n'ai pas le moindre souvenir de ce qui s'y jouait ce soir-là, mais je sais que je dansais suavement quand soudain, une main sur mon épaule m'a ramenée à la réalité : c'était mon amour perdu ce matin même. C'était fou. C'était comme dans un rêve. Le hasard nous réunissait, c'était un signe. J'étais à deux doigts de me remettre à croire en Dieu quand une personne de sexe féminin est apparue juste derrière mon amour perdu et m'a dit "Bonjour, Delphine, enchantée", en me collant ses deux joues moites sur la face pour me faire la bise.
Je n'ai rien dit, mais en mon for intérieur j'ai demandé "Bonjour Delphine mais qui es-tu sale pute?", et la réponse me paru évidente lorsque mon amour perdu l'a prise par la taille et l'a embrassée dans le cou.

Ce garçon était-il foncièrement méchant, ou juste un peu con? Il avait dû chercher un moyen de me faire comprendre au plus vite que cette demoiselle était celle qui m'avait remplacé dans son coeur et son slip, afin d'éviter tout scandale de ma part, et le seul qu'il avait trouvé consistait en cette dégueulasse démonstration qui me fit l'effet d'un six tonnes me roulant sur la poitrine.
C'est lourd, six tonnes.
Une fois les présentations faites, nous nous sommes dispersés et tout en continuant à bouger mollement mon booty en essayant de contenir la sensation de décès qui me consumait, j'observai cette fille du coin de l'oeil.
Deux choses me frappèrent plus ou moins violemment :
la première était qu'elle portait un petit sac à dos duquel dépassait une rose. Jamais mon amour perdu ne m'avait offert de rose. Qu'avait-elle de plus que moi pour avoir droit à une rose, elle? Ne méritais-je donc pas, moi aussi, qu'on dépense deux euros entre deux gorgées de bière pour m'offrir un végétal con et inodore? J'étais dévastée.

La seconde était qu'elle portait une salopette à motifs fleuris.
En 2017, on peut porter une salopette à fleurs et choper 246 likes sur Instagram en passant pour la fashionista ultime, mais en 2002, une salopette à fleurs, c'était juste moche. Je me sentais en dessous de tout d'avoir été rejetée pour une créature vêtue d'une salopette à fleurs. Avait-il eu le coup de foudre pour elle alors qu'elle faisait du diabolo en dansant sur du Maximum Kouette au bord du canal St Martin? L'avait-il séduite en l'aidant à porter son djembé? Je me sentais si nulle et bourrée que j'ai fini la soirée assise sur le bord du trottoir devant l'entrée en chouinant, et mes copines se sont relayées pour me dire à tour de rôle que la vie était une chienne, que ce mec était une merde et que les salopettes à fleurs devraient être interdites par le code pénal.
J'avais bien conscience de pourrir la soirée de tout le monde avec ma dépression, alors j'ai décidé de rentrer chez moi. Et chez moi c'était loin.

A mi-chemin, j'ai croisé un type qui, me voyant marcher en titubant et en pleurant, n'a pas manqué de s'enquérir de mon état. Adorable. Il m'a fait m'asseoir sur un banc et m'a demandé de lui raconter mes misères. Trop chou. J'étais trop contente de pouvoir vider mon sac et j'ai tout déballé en reniflant, tellement prise par mon récit que j'ai mis quelques minutes à réaliser qu'alors qu'il séchait mes larmes d'une main, il me palpait les boobs de l'autre. Dans un sursaut de lucidité, je me suis levée d'un coup en disant quelque chose de percutant comme "C'est pas très sympa!", et j'ai poursuivi ma route en zigzaguant.

Une fois dans le RER E, je suis tombée sur un garçon qui était dans ma classe en primaire, et que je n'avais jamais revu depuis (c'est à dire depuis plus de dix ans). Il a eu le malheur de me demander "qu'est-ce que tu deviens?", et il a dû tellement le regretter qu'il ne s'est probablement plus jamais risqué à poser cette question à qui que ce soit de toute sa vie.
Imagine, c'est la fête de la musique, t'as passé une chouette soirée avec tes potes, t'as bien bu, bien rigolé, mais là tu rêves juste de te téléporter dans ton lit, et tu tombes sur Machine du CM1B qui passe les quinze minutes du trajet Gare du Nord-Bondy (+ les quinze minutes d'attente qui ont précédé) à t'expliquer, la morve au nez et l'oeil humide, que son coeur saigne à cause d'un connard et d'une meuf qui portait une salopette à fleurs. Encore aujourd'hui j'en ai des frissons de malaise en y repensant. Avant de nous quitter, on a échangé nos numéros. Le lendemain, j'ai voulu l'appeler pour m'excuser de tout ce déballage pathétique, mais il m'avait filé un faux numéro, et je n'ai plus jamais eu aucun signe de son existence. Comme je le comprends. Si ça se trouve, des années plus tard, à la création de Facebook, le premier truc qu'il a fait à été de me bloquer préventivement pour être sûr de ne plus jamais entendre parler de moi.

Inutile de dire que cette soirée se situe en bonne place dans mon petit panthéon perso des moments moisis de ma vie.
Quand je suis retournée à la Flèche d'Or quelques mois plus tard, ça s'est un peu mieux passé : je me suis juste évanouie sur le comptoir, en toute simplicité.